Prescription de la garantie décennale et expertise judiciaire
Dans une décision du 20 novembre 2020, à mentionner aux Tables, le Conseil d’Etat a jugé que l’interruption et/ou la suspension de la prescription résultant de l’introduction d’une demande d’instruction favorablement accueillie avant dire droit, ne bénéficie qu’à la partie à l’initiative de cette mesure et non « lorsque la mesure consiste en une expertise, au profit de l’ensemble des parties à l’opération d’expertise, sauf pour ces parties à avoir expressément demandée à être associées à la demande d’expertise et pour un objet identique ».
Cet arrêt, rendu au visa des nouvelles dispositions prévues aux articles 2239 et suivants du code civil, confirme la jurisprudence déjà rendue avant l’entrée en vigueur de loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, sur le fondement de l’article 2244, selon laquelle « une citation n’interrompt la prescription qu’à la double condition d’émaner de celui qui a qualité pour exercer le droit menacé par la prescription et de viser celui-là même qui en bénéficierait » (CE, 7 octobre 2009, Société Atelier des Maîtres d’œuvre ATMO, req. n° 308163, mentionné aux Tables) de sorte que cette prescription ne peut bénéficier au requérant au fond qui n’était pas à l’initiative de la mesure d’instruction (voir par exemple : CAA Nancy, 29 décembre 2015, OPAC du Département du Haut-Rhin – Habitats de Haute Alsace, req. n° 14NC00503).
En l’espèce, la commune de Bourg-de-Péage avait conclu avec la société Artelia un marché de maîtrise d’œuvre en vue de la réalisation d’un collecteur d’eaux usées comportant notamment la traversée sous-fluviale de l’Isère. Les travaux de construction ont par la suite été confiés à un groupement d’entreprises, entre autres composé de la société Bauland TP, en charge de la réalisation de ladite traversée sous fluviale. L’ouvrage a été réceptionné sans réserve le 15 octobre 2002 et affermé à la société Veolia eau, à qui il ont été confiées la gestion et l’exploitation du service public communal de collecte, de transport et de traitement des eaux usées et pluviales.
Plusieurs années plus tard, le 14 septembre 2008, un désordre est survenu sur la canalisation sous-fluviale, qui s’est rompue. La Commune de Bourg-de-Péage a alors saisi le Tribunal administratif de Grenoble qui, par un jugement du 24 juillet 2014 devenu définitif, a solidairement condamné les sociétés Artelia et Bauland TP à verser au demandeur, au titre de leur responsabilité décennale, la somme de 186 772,80 €, en réparation des conséquences dommageables de cette rupture. Recherchant également la responsabilité de ces sociétés afin d’obtenir réparation des préjudices subis du fait de ce désordre, Veolia eau a alors également saisi le Tribunal administratif d’une demande en ce sens le 10 janvier 2014. Favorablement en première instance, elle a cependant été rejetée par les juges du second degré, selon lesquels, à la date à laquelle cette action avait été introduite par la société Veolia eau, celle-ci était prescrite en application de l’article 2224 du Code civil.
Statuant sur le pourvoi formé par la société Veolia eau, le Conseil d’État a alors considéré, après avoir rappelé les dispositions de l’article 2244 avant l’entrée en vigueur de la loi n° 2008-561 précitée, qu’il ne résultait « ni des dispositions de la loi du 17 juin 2008 ni de ses travaux préparatoires que la réforme des règles de prescription résultant de cette loi aurait eu pour effet d’étendre le bénéfice de la suspension ou de l’interruption du délai de prescription à d’autres personnes que le demandeur à l’action, et notamment à l’ensemble des participants à l’opération d’expertise. La suspension de la prescription, en application de l’article 2239 du code civil, lorsque le juge accueille une demande de mesure d’instruction présentée avant tout procès, le cas échéant faisant suite à l’interruption de cette prescription au profit de la partie ayant sollicité cette mesure en référé, tend à préserver les droits de cette partie durant le délai d’exécution de cette mesure et ne joue qu’à son profit, et non, lorsque la mesure consiste en une expertise, au profit de l’ensemble des parties à l’opération d’expertise, sauf pour ces parties à avoir expressément demandé à être associées à la demande d’expertise et pour un objet identique ».
Faisant application de cette solution au cas d’espèce, le Conseil d’Etat a donc confirmé la décision rendue par les juges d’appel, qui avaient alors à bon droit pu considérer que le juge des référés du Tribunal administratif de Grenoble avait été saisi par la Commune sans que la société n’ait par la suite, expressément demandé à y être associée, si bien que cette action « n’a pu ni interrompre ni suspendre la prescription à l’égard de la société Veolia Eau – Compagnie générale des eaux ».