L’évaluation du préjudice subi par le concurrent d’un concessionnaire bénéficiant de financements publics illégaux
Par un arrêt du 22 février 2021, la cour administrative d’appel de Marseille a illustré de manière particulièrement détaillée les données à prendre en considération lorsque, sur la base d’une expertise financière, le juge administratif est amené à évaluer le montant du préjudice subi par le concurrent d’un concessionnaire bénéficiant de financements illégaux versés par l’autorité concédante.
Dans cette affaire, la société Corsica Ferries France avait demandé au tribunal administratif de Bastia de condamner la collectivité territoriale de Corse à lui verser la somme de 88 200 000 euros, en réparation du préjudice résultant de l’exploitation du « service complémentaire » instauré par la délégation de service public de desserte maritime de la Corse pour la période 2007-2013, attribuée au groupement constitué entre la Société Nationale Corse Méditerranée (SNCM) et la Compagnie Méridionale de Navigation (CMN). Le tribunal ayant fait droit à cette demande, à hauteur de 84 362 593,12 euros, la collectivité territoriale de Corse a fait appel de ce jugement. Par un premier arrêt du 12 février 2018, la cour administrative d’appel de Marseille a estimé, premièrement, que l’ensemble des compensations financières versées à ce groupement étaient illégales et constituaient donc une faute de nature à engager la responsabilité de la collectivité, deuxièmement, qu’il existait un lien de causalité direct entre cette faute et la perte de recettes subie par la société Corsica Ferries sur des lignes concurrentes, et troisièmement, que la société Corsica Ferries France justifiait de l’existence de son préjudice. Néanmoins, face à l’impossibilité d’évaluer précisément le montant de ce préjudice, elle a ordonné une expertise comptable et économique en vue de déterminer le montant de l’indemnité à la charge de la collectivité de Corse. Le rapport d’expertise a été remis le 1er mars 2019.
Dans son arrêt du 22 février 2021, la cour administrative d’appel de Marseille est amenée à se prononcer, sur le fondement de ce rapport d’expertise, sur le quantum du préjudice subi par la société Corsica Ferries.
L’essentiel du débat portait sur les pertes d’exploitation subies. La cour affirme que ce préjudice correspond « au bénéfice net qui aurait résulté du report de la clientèle du service complémentaire de la SNCM sur les lignes exploitées par la société Corsica Ferries France ». À cet égard, elle valide l’essentiel de l’analyse réalisée par l’experte, notamment sur le nombre de passagers à prendre en compte (en l’occurrence, le nombre de voyageurs transportés par la SNCM au titre du service complémentaire), la prise en compte d’une substituabilité parfaite des offres proposées par Corsica Ferries à celle que constituait le service complémentaire de la SNCM (l’expert considérant, dans le prolongement de l’arrêt avant dire droit, que les reports de passagers vers le transport aérien n’auraient pas eu d’incidence significative sur le niveau d’absorption de la société Corsica Ferries France), la part de marché de Corsica Ferries (évaluée à 72,2 %, en faisant abstraction du service complémentaire), sa capacité d’absorption (déterminée en présumant que la société Corsica Ferries France n’aurait pas modifié la fréquence de ses rotations ou la taille de sa flotte), l’amplitude temporelle des reports de passagers (en retenant l’hypothèse selon laquelle le report de passagers s’effectue sur les liaisons ayant lieu le jour même), le chiffre d’affaires manqué (déterminé par application des prix des billets constatés dans la comptabilité analytique de Corsica Ferries, de l’aide sociale qui aurait été perçue et du produit moyen des ventes à bord) et les charges à soustraire (composées uniquement de coûts variables, à savoir pour l’essentiel les coûts d’équipage supplémentaires, les achats de marchandise et de restauration, les commissions versées aux agences de voyages, les frais de blanchisserie, les charges de personnel intérimaire et les commissions bancaires). Au total, sur la base de ce rapport, la cour évalue les pertes d’exploitation subies à 86 299 183 euros.
Au-delà, de manière plus anecdotique, la cour admet également l’indemnisation des frais engagés par la société Corsica Ferries pour la réalisation d’une étude économique et comptable utile à la résolution du litige, ainsi que l’application des intérêts au taux légal et leur capitalisation annuelle, et la condamnation de la collectivité territoriale de Corse à supporter les frais d’expertise.
CAA Marseille 22 février 2021, Collectivité territoriale de Corse, req. n° 17MA01582