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L’indemnisation d’une commune liée à une incertitude contentieuse prolongée

01 juillet 2020

Par une décision du 8 juin 2020, le Tribunal des conflits fait droit à la demande d’indemnisation d’une commune visant à la réparation du préjudice moral résultant de la durée excessive de la procédure contentieuse conduite devant les deux ordres de juridiction.

Pour rappel, depuis la réforme de la loi du 24 mai 1872 relative au Tribunal des conflits par la loi n° 2015-177 du 16 février 2015, l’article 16 prévoit que le Tribunal est « seul compétent pour connaître d’une action en indemnisation du préjudice découlant d’une durée totale excessive des procédures », à la condition toutefois que (i) les procédures soient « afférentes à un même litige », (ii) « conduites entre les mêmes parties » et (iii) devant les deux ordres de juridictions. Avant cette réforme, l’action en réparation du préjudice allégué devait être portée devant l’ordre de juridiction compétent pour connaître du fond du litige (TC 30 juin 2008, Bernardet, req. n° C3682).

Ce faisant, la présente affaire est l’occasion de mettre en application ces nouvelles dispositions. En l’espèce, la commune de Saint-Esprit en Martinique avait décidé de ne pas renouveler le contrat de gestion technique et financière d’une salle de spectacle municipale confié à une société privée.

D’une part, la société saisissait, le 10 mai 2007, la juridiction judiciaire d’un recours tendant à constater l’irrégularité du congé délivré, cette dernière soutenant qu’elle était titulaire d’un bail commercial. Malgré l’exception d’incompétence soulevée par la commune au profit de la juridiction administrative, le tribunal de grande instance de Fort-de-France a retenu l’existence d’un bail commercial et a donc annulé le congé délivré. Toutefois, en appel, la Cour de Fort-de-France a considéré, par un arrêt du 16 octobre 2009, qu’avant de trancher le litige au fond, il appartenait au seul juge administratif de statuer sur la qualification des locaux au regard de la nature publique ou privée du domaine de la collectivité et a, en conséquence, renvoyé les parties à mieux se pourvoir. Cependant, par une décision du 18 mai 2011, la Cour de cassation a censuré l’arrêt d’appel au motif « qu’en présence d’une contestation sérieuse sur l’appartenance des locaux au domaine public ou au domaine privé de la commune, la cour d’appel aurait dû surseoir à statuer jusqu’à ce que le juge administratif, saisi par voie de question préjudicielle, se soit prononcé ». Dès lors, par un nouvel arrêt du 1er mars 2013, la Cour d’appel de Fort-de-France a cette fois retenu la nature administrative du contrat signé entre les parties, eu égard à son objet et à la présence de clauses exorbitantes du droit commun, et a donc infirmé le jugement du 4 décembre 2007. Enfin, par une décision du 15 octobre 2014, la Cour de cassation a rejeté le pouvoir formé par la société.

D’autre part, parallèlement, la société avait également saisi la juridiction administrative d’une demande de condamnation de la commune à lui payer la somme de 1 507 730 euros en réparation des préjudices qu’elle estimait avoir subis du fait du non-renouvellement de la convention, la commune ayant formé une demande reconventionnelle visant au paiement de certains loyers impayés. Toutefois, par une ordonnance du 29 décembre 2011, le président du tribunal administratif de Fort-de-France a transmis la requête au Conseil d’Etat, sur le fondement de l’article R. 351-8 du code de justice administrative qui dispose que « lorsque des considérations de bonne administration de la justice l’imposent, le président de la section du contentieux du Conseil d’Etat, de sa propre initiative ou sur la demande d’un président de tribunal administratif ou de cour administrative d’appel, attribue, par une ordonnance motivée qui n’est pas susceptible de recours, le jugement d’une ou plusieurs affaires à la juridiction qu’il désigne ». À la suite de cette demande, le Conseil avait décidé de transmettre la requête au tribunal administratif de Basse-Terre, qui a cependant rejeté, par un jugement du 19 février 2015, les demandes de la société et de la commune. Saisie en appel, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a décidé de renvoyer l’affaire auprès du Tribunal des conflits en vue de statuer la question de la compétence, en application de l’article 32 du décret n° 2015-233 du 27 février 2015 relatif au Tribunal des conflits et aux questions préjudicielles qui vise à prévenir les conflits de compétences entre les deux ordres de juridiction. Par une décision du 12 février 2018, le Tribunal, retenait la compétence de la juridiction administrative pour connaître du litige, et a donc renvoyé les parties devant la Cour administrative d’appel de Bordeaux, qui a finalement rejeté les demandes de la société et de la commune par un arrêt du 12 juillet 2018, devenu définitif à la suite du rejet du pourvoi formé devant le Conseil d’Etat.

Au regard de la longueur de la procédure, qui a duré plus de 10 ans, la commune a sollicité auprès du ministre de la justice le versement d’une indemnité d’un montant de 202 449 euros en réparation des préjudices matériels et moraux qu’elle estimait avoir subis du fait de la durée excessivement longue de ces procédures. En l’absence de réponse du ministre à sa demande, la commune a alors saisi le Tribunal des conflits à cette fin sur le fondement de l’article 16 de la loi du 24 mai 1872.

Le Tribunal des conflits juge que « le caractère excessif du délai de jugement d’une affaire doit s’apprécier en tenant compte des spécificités de chaque affaire et en prenant en compte sa complexité, les conditions de déroulement des procédures et le comportement des parties tout au long de celles-ci, ainsi que l’intérêt qu’il peut y avoir, pour l’une ou l’autre partie au litige, à ce que celui-ci soit tranché rapidement ». À cet égard, le Tribunal considère que la durée qui s’est écoulée entre « la saisine de la juridiction judiciaire par la société le 10 mai 2007 jusqu’à la décision du 12 juin 2019 par laquelle le Conseil d’Etat n’a pas admis le pourvoi formé par le mandataire liquidateur de la société, qui est de plus de douze ans, doit être regardée comme excessive en l’espèce, compte tenu de l’absence de complexité spécifique du litige ». Le Tribunal juge donc l’État responsable « du préjudice moral lié à une situation prolongée d’incertitude » et le condamne au versement d’une somme de 4 000 euros. En revanche, le Tribunal rejette la demande de réparation de la commune du préjudice lié à une perte de recettes et à la nécessité de procéder à certains travaux de remise en l’état de la salle, dès lors que ce préjudice ne trouve pas directement son origine dans la durée excessive de la procédure.

TC 8 juin 2020, Cne de Saint-Esprit, req. n° C4185

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